Écrire les émotions

– Oh, tu sais pas, il faut que je te raconte. L’autre jour, j’étais tranquille, j’étais peinard, accoudé au comptoir, et là, tu me crois, tu me crois pas, une bagnole arrive, tape le trottoir, zigzague de l’autre côté de la rue et écrase un gosse. T’aurais vu l’état du mouflet, on savait plus dire si c’étaient les pieds ou la tête. De la bouillie, je te dis. Et la mère, tu l’aurais vu, la mère, elle chialait comme si on lui avait coupé un bras, alors qu’elle avait rien, que dalle, pas une égratignure. Elle a sacrément eu du bol.

Le contenu d’un message et la façon dont il est délivré peuvent être diamétralement opposés. Aux auteurs de décider s’ils veulent jouer avec ces décalages ou encore travailler leur texte pour susciter des émotions chez leur lectorat. Raconté différemment, l’extrait ci-dessus pourrait amener le lecteur à compatir, alors qu’ici domine plutôt la consternation, mais peut-être aussi un suspens, à savoir : celui qui a fait ce brillant exposé va-t-il recevoir une gifle bien sentie pour saluer sa performance ?

Que sont les émotions ?

Extrait de la définition du Trésor de la langue française informatisé (http://stella.atilf.fr recherche : émotion) : Conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d’une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur.

Les émotions peuvent être provoquées par un élément extérieur ou partiellement extérieur au sujet qui les éprouve. Elles ont longtemps été regardées de haut par les grands penseurs, du fait de l’influence des philosophies grecques dans notre approche de l’intellect. Platon et Aristote s’opposaient sur les êtres dominés par leur raison ou par leurs passions, et la conception occidentale de notre environnement émotionnel en est resté là, à peu de chose près. Les êtres civilisés sont maîtres de leurs émotions, les contiennent, tandis que les autres sont guidés par leurs passions et sont donc inférieurs, notamment les femmes.

Si les Lumières ont quelque peu réhabilitées les émotions, elles restaient cantonnées à l’esthétique et à une perception de l’environnement.

Depuis le XXe siècle, certains originaux avancent que les émotions joueraient un rôle dans la construction de notre être social, celui qui est contraint d’entrer en relation avec autrui au lieu de rester lire dans sa bibliothèque. Aussi les émotions gagnent-elles petit à petit une place dans notre monde de brutes (mais de brutes douées de raison).

Une des conséquences de cette modification de l’appréhension des émotions, outre le fait d’envisager une égalité femme-homme – encore lointaine –, est qu’il est désormais admis qu’un texte puisse susciter des émotions vives et réelles, bien loin d’une admiration esthétique et stylistique.

Un auteur peut tenter de susciter de la joie, de la tristesse, de la colère, de la peur, mais également de la curiosité, de l’impatience, de la consternation, de la compassion, du désir, avec tous les degrés d’intensité que peuvent renfermer chacune de ces émotions.

Comment les utiliser dans ses écrits ?

Tous les textes ne se prêtent pas à la transmission d’émotions. Les biographies, essais et manifestes politiques vont au contraire tenter de convaincre le lecteur avec un énonciateur émotionnellement distant.

La poésie est le genre vecteur d’émotions par excellence, avec la volonté affichée de transporter ceux qui la liront.

Dans les fictions, autobiographies et témoignages, l’auteur peut à certains moments vouloir provoquer une réaction chez le lecteur. S’offre alors à lui toute une palette d’outils, au premier rang desquels le vocabulaire. Par l’emploi et la multiplication de termes appropriés, et via l’inscription dans un contexte adapté, le lecteur va être amené à ressentir les émotions qu’aura voulu transmettre l’auteur.

Attention cependant, créer des émotions sur papier nécessite une certaine mesure. L’exposé cru d’un événement produira l’effet inverse et rendra le passage pathétique :

Le chat qu’elle avait depuis toujours était mort. Elle était triste, si triste.

et,

Alors que son compagnon de toujours, ce félin si espiègle, rendait son dernier souffle, elle sentit s’éteindre avec lui la lumière qui réchauffait sa vie.

racontent le même événement, mais si l’un pourrait figurer dans la rubrique des chiens écrasés du journal local, l’autre amène le lecteur à compatir avec le personnage, même si le trait reste un peu forcé.

De même, parce qu’« un texte qui touche est un lieu de rencontre entre deux subjectivités, celle d’un auteur et celle d’un lecteur partageant un moment d’intimité », la transmission des émotions se fera mieux avec certains lecteurs qu’avec d’autres. Il est possible qu’une émotion voulue par l’auteur tombe à plat, quand un passage, a priori dénué de charge émotionnelle, entre en résonance avec la personnalité du lecteur et que la magie opère.

C’est précisément parce que lecteurs et auteurs ont chacun leur sensibilité qu’il faut faire preuve de la plus grande honnêteté intellectuelle dans vos écrits et laisser le lecteur venir à la rencontre de votre histoire. Après tout, vous avez beau livrer un récit, c’est à votre lecteur de prendre sa part de responsabilité et de se creuser la cervelle pour deviner les détails que vous avez passé sous silence. D’après Raphaël Baroni, narratologue et professeur de littérature à l’université de Lausanne, une tension narrative intense naît quand le texte fait appel à l’interprétation du lecteur (et croît avec le degré de cette interprétation).

Un exercice d’équilibre

Comme toujours, tout est question de dosage. À vous de créer un texte qui donne assez de matière pour chatouiller la curiosité du lecteur, sans lui pré-mâcher un récit qui ne demandera aucune réflexion. Soignez les passages qui vous sont chers, mais soyez conscient que ce qui vous touche peut laisser froid votre lectorat. Ne négligez pas pour autant le potentiel d’un chapitre que vous aurez volontairement vidé de sa substance émotionnelle par une présentation minutieuse de l’état d’esprit de vos personnages, si cela présente une importance pour la suite de votre récit. Enfin, évitez à tout prix l’écueil du cliché, et encore plus de leur accumulation dans l’espoir de créer une émotion, puisque ce procédé est à la littérature ce que le claquettes-chaussettes est à la séduction.

Sources :
La matière-émotion, Michel Collot, Presses universitaires de France, 1997.
« Apprendre à écrire des textes qui suscitent des émotions : vers un investissement énonciatif et subjectif », Aurélie Clémenson Guitton, thèse en Didactique et linguistique de l’université de Grenoble, 2011.
Thèse dans laquelle sont mentionnés les ouvrages suivants :
La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Raphaël Baroni, Éditions du Seuil, 2007.
« Une problématique discursive de l’émotion, à propos de l’effet de pathémisation à la télévision », Patrick Charaudeau, in Les émotions dans les interactions, C. Plantin, M. Doury, V. Traverso (dir.), Presses universitaires de Lyon, 2000.
« Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe siècle ? Remarques et aperçus », Catherine Kerbrat-Orecchioni, in Les émotions dans les interactions, C. Plantin, M. Doury, V. Traverso (dir.), Presses universitaires de Lyon, 2000.

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